Les plaisirs élémentaires

L’eau, la terre, l’air et le feu. Ces éléments originels sont ceux qui nous permettent de nous nourrir et de sublimer ce que la nature nous offre. Ils sont primordiaux. À la vie, à notre existence, à ce qui constitue la topographie de nos paysages. Les éléments façonnent notre univers, notre mémoire et ainsi, ce que nous mangeons. Non seulement du fait de la façon dont nous en usons pour conserver et consommer nos aliments, mais aussi en raison de la manière dont ils leur donnent vie, forme et goût.

C’est saisissant, comme lorsqu’on déguste des coquillages dont les formes et les saveurs sont façonnées par la mer et la roche qui les accueille. Ou des racines qui gardent une complexité empreinte du terroir qui les a élevées. Une carotte tout juste déracinée nous renvoie directement à l’élément auquel elle appartient.

Les racines d’une échalote ou d’une gousse d’ail nous rappellent les arbres bien ancrés dans le sol, telles des dizaines de petits filaments qui se gorgent de ce que leur donne la mère nourricière, et même plus. Les feuilles fraîches et bien dressées d’une betterave ressemblent d’ailleurs ellesmêmes aux réseaux racinaires et aux branches des arbres.

Quant au vent et aux flammes, ce sont eux aussi des vecteurs fondamentaux de métamorphose. On bat, on incorpore de l’air, on fait sécher des produits. On cuit ou l’on préserve des aliments par le feu, les braises, la cendre, la fumée. Ils leur apportent une complexité évidente.

Dans une alchimie envoûtante, l’art de cuisiner sublime l’amalgame de ces quatre éléments et met à l’œuvre un processus complexe quand ces derniers se fondent avec nos cinq sens. Un filet de rouget sur une poêle en fonte, au contact du feu, se transforme instantanément. Il se raidit, se contracte, une part de l’eau qu’il contient s’évapore. La magie opère, et il faut, à l’aide de nos perceptions, lui don - ner le tempo adéquat. Déposer l’aliment au bon moment, soit au juste point de chaleur, maîtriser l’instant ultime où il sera parfaitement bon, ni trop cuit, ni pas assez. L’odorat, le toucher, la vue sont autant de sens mobilisés pour dé - terminer ce qui sera délicieux ou médiocre. Ce qui restera divin, quoi qu’il en soit, c’est la juste compréhension de ce qui fait la nature de l’aliment. Un coquillage, un crus - tacé ou un poisson qui perd sa composante iodée perdra grandement en intérêt aux yeux de celui qui le déguste. Il faut donc transmuter la matière, garder l’eau, l’humidité, son identité, à travers l’épreuve du feu. Il est aussi curieux de se rendre compte qu’un poisson grillé se pare de ses plus beaux atours dans une extraordinaire simplicité, un brin contradictoire.

On le dit, l’eau et le feu sont deux opposés. Pourtant en - semble, unis, ils peuvent être prodigieux. Ce n’est pas pour rien que l’un de mes plus beaux souvenirs est d’une so - briété désarmante : face à la mer, en compagnie de petits papis, les yeux sur l’horizon et l’Algérie au loin, au son d’un vieux poste de radio, en train de savourer des poissons tout juste pêchés et grillés à l’instant même. Une symbiose évidente.

Ce n’est pas non plus pour rien que l’on conserve nombre de poissons en les faisant sécher. Dans ce cas, par l’intermédiaire de l’air, et donc par le procédé du séchage, les saveurs se complexifient, elles se concentrent. Petit à pe - tit, une pellicule se forme, elle protège et elle enferme. Le produit se vide de ses principes humides, mais la saveur du poisson se concentre même si la fraîcheur n’est plus de mise. Une charcuterie sera elle aussi le fruit de ce sa - voir-faire sophistiqué tout autant qu’ancestral. Il faut que le taux d’hygrométrie soit le bon, que l’exposition à l’air soit maîtrisée, que le temps fasse son œuvre. Ils créeront ce qu’on appelle une fleur, celle aussi qui fait toute la bonté des fromages. Dans certaines régions en France, le vent est si particulier qu’il constitue la spécificité d’un produit propre à un terroir. C’est le cas par exemple du jambon de Bayonne, exposé à un vent chaud et sec, le fœhn, et à un vent humide venu de l’océan Atlantique. Il est le fruit de l’union de ces deux souffles, et c’est notamment de là que son identité si complexe naît.

Il y a du reste une fascination toute particulière à observer un élément et le paysage dans lequel il s’épanouit. Dans mon enfance, nous allions souvent en Normandie, sur la côte. C’est très différent de la mer Méditerranée. L’horizon se profile dans une harmonie de bleu et de gris, allant d’une teinte azurée à une teinte ardoise. L’eau et l’air ne font plus qu’un dans un éblouissant ballet des sens. On parle d’ail - leurs d’air marin dont les embruns sont chargés de sels mi - néraux, et on semble retrouver toute la fraîcheur et l’iode de la mer à leur contact. Quand on observe une huître, on retrouve dans ses aspérités celles qui existent sur les roches des côtes maritimes. Leur texture est rugueuse, en strates, allant d’un gris foncé à un blanc nacré. Elles ont souvent sur leur surface des bribes de coquillages et d’algues qui ponctuent leur paysage. D’une certaine façon, elles sont la synthèse de l’élément qui constitue la condition de leur existence. Elles en sont un manifeste. Un poulpe, un encornet ou tout représentant de la classe des mollusques aura cette consistance et cette humidité si propre à l’élément eau. Une fois cuit, il perd en mollesse, mais ses formes se recroquevillent dans une chorégraphie gracieuse et gra - phique. Ses ventouses et ses volutes figent dans un instant éternel sa délicatesse fantomatique.

Le feu donne une saveur parfaitement unique aux produits qu’il transfigure. Une viande saisie au feu de bois se pare d’une couleur nouvelle et des marques de son épreuve à haute température. Pareille à des cicatrices témoignant de sa bravoure, elle se marbre de zones noires et carbonisées qui feront toute sa splendeur. Bien sûr, l’exercice se doit d’être maîtrisé au risque de rendre la dégustation impos - sible. Une fois encore, il faut comprendre l’élément pour en tirer toute la bonté. La forme s’en trouve modifiée, mais l’odeur prend aussi une ampleur toute particulière. Que l’aliment soit grillé ou fumé, son parfum et sa saveur s’en trouveront tout chamboulés.

Puissant, dangereux, indocile, le feu possède toujours en lui la magie des temps anciens, quand il fit de l’homme non plus un survivant, mais un alchimiste. On l’utilise sous toutes ses formes, primaires ainsi que secondaires. Les flammes qui en naissent, les braises qui subsistent ou en - core les cendres qui lui survivent. On use de son immé - diateté comme de sa longévité. Fascinant, il constitue un spectacle duquel il est difficile de se détacher. Il sèche, des - sèche, rabougrit un poisson qu’on laisse doucement mûrir, exposé à ses boucles de fumée. Il dore, il fait croustiller la peau du poulet rôti du dimanche. Il extrait le suc, avec une voracité généreuse, des viandes et des poissons qu’il lèche puissamment. Bien malin et heureux est celui qui sait en apprécier l’exquise dégustation avec un morceau de pain pour prolonger les plaisirs.

Quand je pense au feu, je pense aussi à la terre. Au four que l’on en tire, aux trous que l’on y creuse pour enfouir dans ses maternelles entrailles ce que l’on retrouvera quelques heures plus tard. D’ailleurs, la terre devient elle-même, sous sa forme primaire, un four dont les sociétés natives ances - trales ont rapidement su user. Elle est si nourricière qu’il est difficile pour les hommes et les femmes qui la parcourent de s’en séparer. Elle porte en son sein les racines et les bulbes qui nous nourrissent si généreusement (carottes, pommes de terre, radis, aulx, oignons, champignons, bet - teraves, cerfeuil tubéreux, gingembre et ginseng, panais et navet, etc.) et auxquels elle confère ses notes minérales d’humus, profondes et végétales. Mais quoi qu’il en soit, c’est d’elle que naissent les végétaux qui nous sustentent.

Si nos sens et nos usages nous laissent attachés à ses élé - ments premiers, nos sociétés contemporaines nous en éloignent bien souvent. Peu d’entre nous cuisinent vrai - ment avec le feu, peu d’entre nous pêchent et connaissent la mer et les rivières, peu d’entre nous font appel à l’air pour conserver leurs aliments, et tout aussi peu d’entre nous se servent de la terre pour produire leur nourriture. Pourtant, c’est ô combien gratifiant! On se trouve comme lié d’une manière indicible et puissante à nos ancêtres et à notre nature profonde. Bien sûr, on utilise des barbecues, des briquets, des allume-feu, des fumoirs, des caves de ma - turation, des congélateurs et on plante du persil sur son balcon. Mais on a surtout relégué ce lien à nos sens et aux éléments à des intermédiaires ayant eux-mêmes perdu l’es - prit philanthrope qui devrait présider à nos existences. Estce à dire qu’il faudrait être survivaliste? Réapprendre des stratégies de survie dans une perspective apocalyptique et potentiellement conspirationniste? Non. Simplement, un lien a été rompu, et il est sage de prendre le temps de lui redonner du sens.

Aujourd’hui, nous sommes plutôt détachés de ces notions, mais il fut un temps, durant le Moyen Âge, où l’on considérait la qualité de certains aliments selon leur appartenance à l’un ou à l’autre des éléments. Pensée toute religieuse… Un oiseau, plus près du ciel qu’une racine, était ainsi considéré comme plus près de dieu. Plus un poisson s’éloignait des fonds marins, plus il était noble. Les éléments ont influencé très fortement toutes sortes de théories médicales, religieuses, astrologiques et même climatologiques, et donc géographiques. Elles laissent en revanche des traces dans nos perceptions. Ce ne sont plus des préceptes, mais des bribes qui imprègnent nos cultures en filigrane. Toutefois, la théorie des humeurs n’est pas si éloignée en certains points de la diététique chinoise ou ayurvédique. Et quand on se penche un peu sur la question, on se rend compte que, de façon syncrétique, les éléments, les sens, les saisons se répondent. Des couleurs et des sensations y correspondent, de même que des odeurs.

Il suffit d’ailleurs d’évoquer avec ceux qui les vivent ces moments de symbiose que l’on ressent liés à un élément et au prélèvement de sa nourriture. Le plaisir de pêcher dans un étang, après de longues heures d’observation et d’attente, de contemplation. Ou encore celui de plonger pour attraper des oursins dans un coin un peu secret dont on garde jalousement l’emplacement. Rien n’égale la fraîcheur et les saveurs d’un oursin ou d’une huître tout juste pêchés. Il y a aussi la traque des petits crabes combattants, entre les rochers. Ces minuscules gladiateurs ne se laissent pas facilement attraper et savent user des recoins et des cachettes que leur offre leur habitat naturel. La recherche des champignons en forêt est aussi une source inépuisable de plaisir, d’observation. Des arbres, en premier lieu : certains étant plus favorables à certaines espèces fongiques que d’autres. Et ensuite du temps quelques jours avant, car il faut un équilibre entre soleil et pluie pour espérer tomber au bon moment. On doit parfois se fier à son odorat ou à celui de son chien, dans le cas des sublimes truffes.

La visite d’une cave d’affinage de jambons, de saucissons ou de fromages engage tout autant l’imagination. Comme si l’on se trouvait dans un temple dédié aux effets de l’air et du temps. Les odeurs sont uniques, magiques, elles donnent à penser aux plaisirs à venir. L’accumulation, même modeste, les variations de fleurs, de marbrures, de couleurs sur les croûtes et les peaux donnent aussi à rêver.

Quant à celui qui cultive son jardin potager, son champ ou qui prélève les espèces sauvages, il est attentif à la terre, à ses besoins, à son tempo, à son odeur. Il faut l’écouter, la nourrir, l’arroser. La parcourir et lui donner autant qu’elle donne. Quant au feu, il exalte nos passions, il rend n’importe quel moment mystique. Qui n’a pas passé de fabuleux moments devant un feu, les visages de ses comparses transformés? Qui ne s’est pas perdu dans l’envoûtement des flammes? Puis, comme certains ont l’art de le faire, par exemple les Argentins, on prépare un feu incroyable, de ceux qui durent toute la journée. Une fois bien constitué et allumé, on l’alimente, et tout l’après-midi jusqu’à tard dans la nuit, on y fait griller des viandes fabuleuses, cuites de la même manière que le maestro sait le faire. Ce sont des moments inoubliables. Des saveurs inimitables.

Voilà des plaisirs élémentaires et pourtant qui nous font toucher du doigt le sublime de l’existence. Certains pensent que le paradis se trouve dans un au-delà; il me semble pourtant qu’il se présente à nous chaque jour pour qui sait le voir et l’apprécier. Si ce paradis nous est déjà offert, il est certain que les quatre éléments n’en sont pas que de simples « constituants », mais plutôt la grammaire. L’origine comme l’horizon. Ils enivrent nos sens et nous offrent des aliments façonnés pour les exalter. À leur image.

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