Au rythme des déserts

Nous avons élaboré notre itinéraire afin de longer une partie de la frontière algérienne d’ouest en est. À bonne distance tout de même pour ne pas prendre de risques inutiles. Car des dangers, il y en a déjà suffisamment avec ce genre de périple loin de tout. Les grandes montagnes pelées de la région de Souss-Massa offrent des panoramas incomparables sur les vallées poussiéreuses. Et chaque fin de journée semble révéler un nouveau miracle naissant de la rencontre des reliefs dans la lumière caressante de ce mois d’octobre.

Depuis quelques jours déjà, nous traversons des villages marocains qui disparaissent dans les falaises roses et ocre en descendant vers la ville de Foum Zguid. Les habitations en terre se fondent parfaitement dans le paysage. Elles évoquent en moi ces châteaux de sable que je faisais petite, constamment mangés par les vagues. J’adorais ciseler le haut des tourelles et créer des ouvertures délicates. Je retrouve dans les vieux ksars abandonnés ce besoin esthétique tout simple. À l’image de mes fortifications fragiles sur la plage, les cités marocaines de terre sont rongées par la pluie et le temps. Certains murs se sont affaissés, réduits, étalés. Et pourtant, à l’abri de l’épaisse boue durcie, pas de vent, pas de bruit, un rempart puissant se dresse là. À vrai dire, ces mêmes constructions ont autant de forces que de faiblesses. Mais tout l’intérêt réside dans la matière, présente à l’infini tout autour de soi.

C’est incroyable de constater que la terre sert à tout, de l’enclos à dromadaires au four à pain. Les Marocains exploitent toutes les possibilités de cette ressource.

En soirée, nous faisons une halte pour dormir chez l’habitant. Les repas sont toujours servis tard, car longtemps mijotés dans des tajines vernissés. Souvent, un oued sec décoré de palmiers ou un ancien village berbère égaye nos balades digestives. Après les fortes chaleurs, l’obscurité amenant une trêve, la vie peut reprendre. Le ciel devient mauve avant de virer à l’outremer, et en nous promenant à la lueur de la Lune, nous pouvons entendre les chiens sauvages hurler. Il vaut mieux ne pas traîner sous les étoiles, car, affamés, ils peuvent devenir agressifs.

En général, le matin, nous partons assez tôt pour profiter de la fraîcheur de la nuit. C’est le seul moment où nous entendons les oiseaux chanter dans les palmeraies. Nous quittons progressivement la civilisation, puis la dernière route bitumée. Dès le premier kilomètre sur les graviers, j’exulte de joie dans la voiture, observant de tous côtés ces paysages infinis. Je ressens une profonde gratitude de pouvoir entreprendre cette aventure au caractère exceptionnel. En regardant mon GPS, j’imagine aisément notre véhicule avançant seul face à des kilomètres de pistes désertiques.

Devant nous, la frontière algérienne se targue de falaises brunes vertigineuses. Il suffit de les garder sur notre droite en remontant en direction du lac d’Iriki. Mais le road trip commence vraiment aux premières langues de sable doré sur lesquelles nous semblons flotter. Une sensation étrange et aux antipodes de ce que l’on imagine en conduisant un énorme 4x4. Il faut être réactifs et ne pas se laisser entraîner vers les passages trop meubles, sinon c’est l’enlisement assuré. Les paysages défilent dans le cadre de la fenêtre comme dans un écran de télévision. J’ai besoin de rendre tout cela plus concret. Alors, nous nous arrêtons pour gravir une grande dune de l’erg Chebbi. L’immensité se révèle encore mieux au sommet.

Près du véhicule, un vieux marocain nous attend. Il ne parle pas un mot d’anglais. Mais nous comprenons qu’il souhaite rejoindre Mhamid. À bord, sans une parole, juste avec sa main désignant la gauche et la droite, il nous guide là où la piste s’efface. Nous traversons le désert en quelques heures seulement grâce à lui. Ce bonhomme est sorti de nulle part, comme un génie de sa lampe. Et notre seul vœu a été de partager ce bout de chemin en sa compagnie.

Le premier grand désert de sable que nous rencontrons est donc celui de Mhamid. Le village éponyme a perdu de son authenticité face aux nombreux passages des bus touristiques venus larguer leurs voyageurs pour l’expérience d’une « nuit comme les nomades ». J’admets que quelques années en arrière, sans trop réfléchir, j’aurais choisi cette excursion. Aujourd’hui, je suis en quête d’inconnu, de paysages vierges. Et après Mhamid, en quittant chemins de terre et pistes, nous touchons en quelque sorte au but. Isolés du reste du monde, nous nous engageons, hésitants, dans le large oued desséché de Foum Mharech.

Les innombrables ornières accumulées des différents hivers et l’absence de tracé rendent la traversée monu - mentale. Aucune âme à perte de vue et sans réseau, nous avançons laborieusement en espérant qu’une panne ne viendra pas ternir ces moments. Car, en vérité, nous dé - couvrons enfin toute la rudesse de ce pays, et c’est aussi effrayant que magnifique. Nous pouvons nettement voir les deux rives abruptes de l’ancien affluent. Le sol argileux nous renvoie violemment le soleil de son blanc laiteux. La chaleur vient troubler l’horizon, nous invitant à songer aux risques que nous prenons dans un tel décor. Nous imagi - nons difficilement trouver un logement par ici : qui peut vivre dans de telles conditions? Et pourtant, affleurant à la falaise, une grande bâtisse en terre rouge se fait tout juste remarquer par sa géométrie. Nous pouvons à peine distin - guer ce rectangle de pierre contrastant avec les courbures et les strates de la montagne. Nous passons pourtant de longues minutes à scruter les parois rocheuses sans en dis - cerner la présence.

Coupant dans le cœur de l’oued, nous rejoignons un semblant de piste jusqu’au riad perché. Il ressemble aux anciens palais marocains, en bien plus sobre. Une grande enceinte fermée aux quatre vents protège un patio carré où quelques plantes survivent patiemment. Les pièces s’articulent tout autour d’une coursive couverte ventilant naturellement l’ensemble. Les chambres, spacieuses, offrent une étroite ouverture sur l’extérieur ornée d’une grille aux arabesques excessives. Dès notre arrivée, le thé à la menthe, rituel inévitable, a été servi en terrasse dans le coucher de soleil d’une journée sans fin. Nous savou - rons chaque minute, dominant la vallée striée de rayons de lumière. Minuscules, presque ridicules, des motards passent péniblement les derniers kilomètres pour re - joindre l’unique établissement. Réunissant les aventuriers autour du repas, la soirée revêt des airs festifs au son des rires et des histoires rocambolesques vécues au Maroc.

C’est ainsi que nous continuons l’aventure au rythme des déserts. Nous passons des étendues caillouteuses aux rochers acérés, puis des plaines nues aux dunes lisses.

Parfois, de petites tornades de sable se créent pour se dissiper à quelques mètres de nous. Les Marocains les appellent des djinns (génies bons ou mauvais) dansants. C’est vrai que l’on peut se sentir envoûté à les regarder se mouvoir lentement. Mais le plus redoutable, c’est cette nappe dense de poussière qui bouche la visibilité à plus de cinq mètres. Ces phénomènes n’ayant rien de prévi - sible, ils me confirment l’hostilité du territoire.

En partant à la recherche d’une oasis à plusieurs heures de pistes de l’erg Chegaga, nous rencontrons un jeune de Tisserdmine à moto qui nous guide et nous présente une famille de bergers. Ils passent une partie de l’année au sein de l’oasis, creusant les roches du canyon pour en sortir quelques fossiles ou fouillant le sol pour ses précieuses fleurs des sables. La région de Rissani étant connue pour sa géologie préhistorique, certains en ont fait leur business en ouvrant des boutiques touristiques. Mais à l’écart des grands axes, c’est autre chose. De plus, nous sommes au plus près de l’Algérie, la fin du plateau marquant le début de ses terres. Ici, les touristes étrangers ne viennent pas. Les rares habitants laissent leurs trouvailles et petits trésors sur des établis en toute confiance avec une boîte pour re - cueillir un éventuel don.

Plus tard sur le trajet du retour, nous croisons un campement nomade. C’est assez rare d’en voir, car ces Berbères s’éloignent de plus en plus des routes fréquentées. En nous arrêtant, les particules de terre soulevées par le 4x4 viennent saturer l’air créant dans les rayons de soleil un écran iridescent. Au centre de ce vaste rien illuminé, une tente de fortune cherche à résister aux éléments. La chaleur est accablante. Le silence déroutant. Comme un mirage, une silhouette se détache, lancinante. Nous nous approchons lentement, gênés de déranger ce minimalisme surprenant. Ici, pas de cérémonie du thé; le degré de pauvreté va de pair avec la disponibilité en eau. Sous une large bâche de chantier tendue à l’aide de bâtons de bois, des tapis sont étalés à même le sol brûlant.

Dans l’ombre, deux enfants me regardent avec inquiétude. Quelques sourires échangés avec leur mère les rassurent plus ou moins. Un moment tout aussi bref que difficile avec eux. Le genre de moment qui met une claque, pousse à la réflexion, à la remise en question. Purs Touaregs ou Berbères nomades? Impossible d’en savoir plus sur cette famille avec les moyens dont nous disposons.

Sous un soleil de plomb, pas un arbre, pas même une herbe en vue, aucune source d’eau naturelle sur des centaines de kilomètres. La poussière encore et toujours, le sable qui fouette et ronge. Ce qui semble impossible pour nous ne l’est pas pour d’autres.

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